Laf a l’occasion d’aller garder un troupeau dans les Pyrénées ariégeoises. Il est confronté aux problématiques locales. La plus épineuse est la réintroduction de l’ours. Elle a ses farouches opposants. Il semble que le respect de la faune ne soit pas une évidence pour tout le monde ! Sa conscience écologique éveillée, Laf se rend compte que le réchauffement climatique a des conséquences parfois surprenantes, telles que l’hybridation des espèces, cela le fait bien rire !
Salut. Je rentre d’Ukraine. J’ai laissé mes maîtres de là-bas au combat. J’ai trouvé du boulot en Ariège. Je suis fier d’être un chien gardien de troupeau dans les Pyrénées. De la maison, je vois passer les vaches quand elles descendent de l’estive. Et je regarde les brebis dans les enclos, et les chèvres sur les terrains pentus. Voilà toute mon expérience ! Mais avec les années de la Covid, le vilain virus chinois, on manque de saisonniers. Ils ont changé de métier ou sont partis ailleurs. Aucun mal pour être embauché. En fait, il suffisait que je sois un chien. J’ai menti, je n’ai pas dit que j’étais un chien de chasse à l’origine, reconverti en chien de luxe (médaille à mon nom, manteau car je crains le froid). J’ai dit que j’avais une expérience des bêtes. J’adore les crottins.
On m’a donc confié un troupeau de vaches. Je suis en train de le garder. Façon de parler. Je tourne autour en aboyant de tout mon souffle. Mon but est qu’elles restent rassemblées, pour ne pas que j’aie des allers et retours de plusieurs kilomètres à faire. Je dois dire que je ne leur fais pas peur, qu’elles ne m’écoutent pas et qu’elles se déplacent à une vitesse de sénateur, en broutant tout ce qu’elles trouvent. Y compris les fleurs dans les jardinières quand on traverse le village. Moi, je suis heureux. Je crois que j’ai un pouvoir sur les bêtes. Elles me guident et je les suis, car on ne m’a pas dit où aller !
J’ai bien entendu parler de l’Ours dans les veillées. Tu sais, il y avait des montreurs d’ours, il n’y a pas si longtemps. Oui, car l’Ours danse. Pour moi, c’est un personnage mythique, qui orne des blasons et qui distribue des Ours d’or. Tiens, Jafar Panahi, il ne l’a pas eu deux fois l’Ours à Berlin, l’Ours d’argent en 2006 pour « Hors jeu » et l’Ours d’or en 2015 pour « Taxi Téhéran ». J’ai regardé les films au cinéma. Moi, je n’aime pas la censure. Tuer les créateurs, les intellectuels, la pensée, ce n’est pas mon truc. Ce sont des espèces protégées. Jafa a présenté à la Mostra en 2022 « Aucun Ours ». Pas d’Ours ? Il aime bien les ours et crée sous contrainte. Je crois que c’est l’histoire de Roméo et Juliette qui passent une frontière. Oui, « femme, vie, liberté ». Je suis peut-être confus, mais vous m’avez compris. Il y a des pays où la pensée est interdite et les penseurs pourchassés. Comme les ours, ici, dans les Pyrénées. Après les avoir laissé exterminer par les chasseurs dans les années 80, un illuminé de fonctionnaire d’État a eu l’idée géniale de vouloir les réintroduire. Savourez la beauté du mot. Depuis, on a réintroduit des ours slovènes (européens ?) et l’Ours nouveau est devenu protégé. Depuis, le débat agite les paysans des Pyrénées : fallait-il ou non réintroduire l’Ours ? On cause de ça dans les chaumières, on prépare les fusils et on résiste. Il semblerait que l’Ours soit dangereux. Il bouffe de la chair animale, équidés, ovins et des abeilles. Il est un ogre des bois. Jusqu’à mon séjour dans les Pyrénées ariégeoises, je ne connaissais que Teddy Bear, l’ours de ma nièce Louisa qui vient de naître. Teddy, le copain du singe d’Harry, non pas le petit prince méghanien, HARRYNOUNET, j’ai dit. Je suis énervé aujourd’hui -mon troupeau ne bouge pas- j’ai envie qu’on m’écoute ! On ne confond pas le Sussex avec Saint-Ex, même si à Toulouse, on est fan d’Exupéry.
Je suis près d’un village isolé. Chacun épie l’autre. « Pas de danger à l’horizon », dixit Panahi. Et tout d’un coup, il arrive ! J’ai rencontré l’Ours, pas l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’Ours. Bonté Divine, je ne suis pas armé donc je ne peux pas comme le Vendredi de Robinson Crusoé tuer mon Ours des Pyrénées. L’ours est brun. Il est seul. Il marche lentement. Il se dresse contre un tronc et se frotte le dos. Le troupeau paisse bien plus loin. Je faisais ma petite sieste. Le village est hors de vue. Donc, je n’ai aucun secours de la part des chasseurs du coin qui auraient été bien heureux de tirer un coup ! Laf pense très vite. J’ai deux choix. Soit, je me fais ami, soit je passe inaperçu. Nez à nez avec l’Ours, est-ce que je fais comme le vieillard ?
« L’homme eut peur : mais
Comment esquiver ; et que faire.
Se tirer en Gascon d’une semblable affaire
Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur ».
Jean de La fontaine, L’ours et l’amateur des jardins
Gascon ? Je ne suis pas sûr d’être un Gascon, même si je suis déjà allé à Aire-sur-l’Adour et je ne parle pas l’Aranais. Me ferais-je ami de l’Ours, comme le vieillard ? C’est ce que le vieux souhaitât faire. Étant lui-même un ours mal léché, il pensa cohabiter avec la bête et l’invita chez lui. Trop dangereux. La fable finit mal car l’Ours a sa logique.
« Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi ».
Jean de La fontaine, L’ours et l’amateur des jardins
Laf pense : nous pourrions cohabiter, mais il ne me comprendrait pas. Il pourrait être dangereux pour moi, m’écraser dans le lit, me donner de mauvaises choses à manger, me donner une beigne en jouant.
« Ami de Teddy Bear, oui
Ami de l’Ours, non ».
J’ai dit à l’Ours dans ma tête : « passe ton chemin ». Et il l’a passé. J’ai ajouté de loin en gascon « Adishatz » et « Adiu » et je lui ai envoyé un poutou, en tant que bon gous. Dommage, il aurait pu faire un bon « ninou ».
Mon deuxième choix est de faire comme les deux compagnons.
« Trouvent l’Ours qui s’avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes Gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un arbre.
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l’Ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
Et de peur de supercherie
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
C’est, dit-il, un cadavre ; ôtons-nous, car il sent.
À ces mots, l’Ours s’en va dans la forêt prochaine ».
Jean de La fontaine, L’Ours et les deux Compagnons
Au choix, réfléchit Laf. Grimper à l’arbre ? Je ne sais pas grimper. L’Ours est plus grand que moi. Ou se coucher et ne pas bouger.
Laf fait le mort. L’Ours ne fait même pas attention à lui. Il ne le voit pas tellement il est insignifiant. Et Seigneur Ours passe son chemin.
Après cette frayeur, Laf constate qu’il y a bien au moins un ours dans les Pyrénées. Il se pose la question, tandis qu’il descend récupérer son troupeau qui paisse dans le pré : fallait-il réintroduire l’ours ? Euh ! Peut-être que j’ai rêvé, se dit-il ? Mais non, il n’y a pas d’ours sans chasseurs, et il y a bien des chasseurs dans le coin ! Ouais, le troupeau broute. Laf le surveille d’un œil. Il se met à rêver qu’il est Dog-Captain, un chien prêt à affronter la région des glaces et les ours polaires. Ouais, une expédition comme dans « Les Aventures du Capitaine Hatteras » de Jules Verne.
… « tu vas me soutenir que le Forward a un capitaine à bord ?
- Mais oui, Maître Cornhill.
- Il te l’a montré ! répliqua Cornhill stupéfait.
- Et qui est-ce ?
- C’est un chien.
- Un chien !
- Un chien à quatre pattes.
- Oui ».
Le chien est un grand Danois, à lèvres pendantes, d’un fauve noirâtre, rayé transversalement de bandes noires, nourri de pain d’orge mélangé à du bouillon de pain de suif ou pain de cretons. C’est bon ça ? Il mange aussi de la viande séchée et du poisson fumé et du pemmican. Miam ! Et de l’huile de phoque ! Les vitamines A pour affronter les ours polaires. Je vois passer une horde. Laf, Laf, reviens sur terre. Tu sais ce qui se passe sur la banquise ? Regarde, tu vois Pizzly. C’est un ours blanc qui porte des taches brunes. Il a été tué par un chasseur au Nord du Canada en 2006. Je vous l’avais bien dit, pas d’ours, pas de chasseur. Ours, chasseur. Chasseur tue Ours. Qu’est-ce que c’est cette histoire d’ours tacheté ? C’est immaculé comme la neige un ours polaire, non. Et bien, figure-toi que la banquise fond. Le Pizzly, Grolar, Grolaire, Kiko ou Grizzours est l’hybride fertile -s’il vous plaît- de l’ours polaire et du grizzly. L’ours est victime des problématiques écologiques du monde. Vivant à la frontière de la banquise, Martin se retrouve dans un environnement en pleine mutation. L’évolution des Ursidés dépend du réchauffement climatique. Tu sais ce que c’est ? Pas trop. Ça veut dire que la température se réchauffe, la glace fond et l’Océan Arctique sera libre de glace à la fin du siècle. Tu me fais un cours ? Oui, nous suivons génétiquement tous les animaux de l’Arctique. Et il va s’en passer des choses. L’ours polaire est en voie de disparition et on va voir apparaître des hybrides provoqués par les activités humaines. D’autant que ces terres sont convoitées par les puissants pour leurs richesses. Comme d’habitude ! dirait Claude. Laf rigole. Cette histoire d’hybride ! Oui, des baleines venant du Groenland et de Biscaye pourront s’accoupler si elles en ont envie, et les phoques aussi. Laf est perplexe. C’est l’évolution ? Moi, qui suis un arctophile, je vais rajouter à ma collection de Friend Petzy, Teddy Bear Day, Barnabé, des ours blancs tachetés. N’importe quoi !
Revenons à nos moutons et laissons Pizzly à sa banquise. Où sont passées les vaches ? Toujours là. Je suis payé à ne rien faire. Plus grave, l’histoire de l’homicide. C’est la première fois qu’on parle d’homicide pour le meurtre d’un animal, en l’occurrence un ours. Tout le monde en parle à demi-mot. Les gens sont taiseux dans les vallées des Pyrénées. Surtout au Val d’Aran, dans les villages enclavés où chacun fait sa loi. Alors, je vous raconte l’histoire. [1]
Cachou, comme les cachous Lajaunie, du nom du pharmacien toulousain qui a inventé les petits carrés noirs, ours de couleur sombre, a été trouvé mort dans un ravin en avril 2020 au Val d’Aran. Une enquête a été ouverte pour retrouver le meurtrier. Un chasseur ? Pas d’ours sans chasseur. Le crime est mystérieux, l’omerta monnaie courante dans ces villages où l’on parle l’aranais, occitan resté pur, et où la structure sociale est médiévale avec quelques familles qui possèdent tout. La réintroduction de l’ours a suscité beaucoup de colère. Dans les années 60 à 80, les chasseurs ont voulu éliminer l’Ours en l’empoisonnant à la strychnine ou en le tuant.
« Ça ne mange pas de la laitue, que je sache ». Tel est l’argument. La réintroduction de l’ours a fait l’effet d’une douche glacée. Qu’est-ce qui leur a pris à ces fonctionnaires de l’État ? Des petits groupes se sont formés, chasseurs cagoulés annonçant la réouverture de la chasse à l’ours en 2017. Plus moderne, groupe WhatsApp avec sa « Plateforme anti-ours ». Et depuis leur réintroduction, les ours se baladent de l’Ariège au Val d’Aran et les cadavres d’ours s’accumulent. Des ours chutent dans les ravins. Les oursons disparaissent. Cachou était détesté, suspecté d’avoir avalé des juments, des poulains, des brebis et des ruches. Les gars le trouvaient « conflictuel ». On a tenté de lui créer une aversion à la viande de cheval avec un répulsif ! Et il semblerait qu’on lui ait tendu un piège en imprégnant la chair d’un cerf d’antigel. Il serait tombé dans le panneau, puis dans le ravin. La gourmandise est un vilain défaut, Laf le sait bien. C’est très dommage qu’il soit mort, dit Laf, expert en généalogie, car il faisait partie des rares ours à ne pas avoir Pyros pour père. Laf raconte l’histoire. Le premier ours capturé en Slovénie et relâché à Melles en 1997 est Pyros, dans le cadre du programme de réintroduction de l’ours des Pyrénées, Piroslife. Quelle idée à la noix ! Cachou est le fils de Balou né en Slovénie en2002 et de Plume, introduit à Arbas en 2006 et mort en 2014 à Melles.
Cachou a subi deux autopsies à la faculté de Barcelone et on pense qu’il a été empoisonné, vu son sourire sardonique. Au miel et à l’antigel. Ah ! La gourmandise ! Pourtant malgré les « accidents », la population d’ours s’accroît. Il y a environ 80 bêtes dans les montagnes pyrénéennes. On peut donc rencontrer l’Ours. Et on peut aussi faire des découvertes surprenantes dans ces vallées perdues. Les enquêteurs ont mis à jour un important trafic de cocaïne, en suivant les pas des ours. C’est leur cadeau d’adiu. On ne sait pas qui a tué Cachou, mais on entend murmurer : « vous avez vu l’Ours et vous l’avez pas tué ? ».
Alors, vous êtes pour ou contre la réintroduction des ours ? Peu de pour. Les « contre » sont farouches. Les chasseurs ont la gâchette facile sur les animaux et ils visent mal, plaide Laf. « Tu ne tueras point la faune protégée ». L’ours n’est pas introduit ; il est réintroduit. Ça veut dire qu’avant, il y avait des ours. Et pourquoi, il n’y en a plus, dis ? Et qui veut les réintroduire ? Et comment on va faire si les ours polaires descendent ? Et que vont devenir les blasons de Berlin, du Groenland et le drapeau de la Californie ? Qu’est-ce que vous voulez les humains ? Combien d’espèces disparaissent de votre fait ? Et la préfète dit qu’il faut réintroduire. Elle va se faire virer. Que cherchez-vous les hommes ? Balou, ours de l’Himalaya, dit qu’« il en faut peu pour être heureux ». Laissez-les vivre. Laissez-nous vivre.
Allez, « Bonne nuit les petits, faîtes de beaux rêves ». Pom, Pom, Pom, dit Nounours à Nicolas et Pimprenelle. Le marchand de sable est passé.
Note
[1] Sandrine Morel dans le Magasine du Monde, 31-12-2022, p.25.
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